Récits de voyageurs...
Jean Gaspard Dolfuss, Die Reiss in Frankhreich, 1663, traduit par
Ernest Meininger en 1881
A l'occasion du renouvellement du traité d'alliance des treize cantons suisses et des villes alliées avec la France le 24 septembre 1663, Jean Gaspard Dolfuss fait le trajet de Mulhouse à Paris.
Le soir nous arrivâmes à Clairvaux, où le
fourrier du Roi nous donna nos logements à l'abbaye des Bénédictins. Saint Bernard est
mort dans cette abbaye.
C'est un édifice magnifique, entouré d'un mur et presque aussi grand qu'une ville.
L'abbé, à la tête d'environ trente moines, reçut MM. les envoyés devant l'église,
les harrangua en latin et nous conduisit dans nos chambres à travers l'église, superbe
oeuvre d'architecture; M. le landamann d'Appenzell, M. le trésorier de St Gall et moi
fûmes aussitôt conduits dans un appartement où l'on nous servit un grand bocal de vin
et du pain, en attendant que le souper fut prêt. Le majordome vint ensuite de chambre en
chambre nous chercher pour le souper, qui était servi dans une grande salle, où plus de
150 personnes pouvaient manger, sur deux tables rondes. Nous y fûmes admirablement
traité. L'abbé, vieillard bienveillant, encourageait gaiment les envoyés d'honneur à
table. Le lendemain matin, le grand Cellerier nous a conduit par tout le couvent,; il nous
a tout fait voir, a ouvert le trésor du couvent et nous l'a montré; il y en a pour
beaucoup de milliers de thalers. Il s'y trouvait quelques ostensoirs qui ont couté plus
de 1500 francs (l'abbé a un revenu annuel de 200 000 francs), et un incroyable trésor de
pierres précieuses diverses qu'on voyait sur toutes choses. Après cela l'on se mit de
nouveau à table, et j'ai eu les deux fois l'honneur de me trouver à côté de l'abbé,
qui m'encourageait constamment à boire et à manger et m'appelait son voisin.
[...]
Le 18 du même [octobre], nous arrivâmes à Troyes, en Champagne, où quelques
délégués du magistrat vinrent, à deux lieues de la ville, à notre rencontre pour nous
y introduire. Lorsque nous nous approchâmes de la ville, on commença à tirer le canon.
La bourgeoisie était toute entière sous les armes avec les bannières, qui étaient
nombreuses : 24. Après m'être rendu à l'auberge du Cygne, à travers la foule, au
logement des envoyés de Bâle, parce que pendant tout le voyage je me suis mis dans leur
société, la bourgeoisie traversa la cour de l'auberge en tirant des coups de mousquet.
Ensuite sont venus plusieurs membres du conseil qui nous ont fait présent de trente-six
bouteilles de bon vin clairet. Il y avait un tel rassemblement de jeunes et de vieux,
venus pour voir MM. les envoyés, qu'on fut obligé de les laisser passer par
l'appartement de MM. de Bâle (à peu près cent personnes); quoiqu'on eût fermé, ils
frappèrent tout de même à la porte. Le soir, au souper, un certain nombre de dames
vinrent pour nous voir, leurs enfants à la main, afin que ceux-ci se souvinssent de ce
jour et pussent en parler plus tard. Le lendemain matin, on nous souhaita le bonjour avec
huit coups de canons, que mon lit en trembla.
Vers midi, on vint nous prendre dans des carrosses et on nous conduisit au champ de tir
des arbalétriers, où se trouvaient environ cent personnes désireuses de nous voir; on
tira le canon, on porta des santés, pendant qu'on faisait ouvrir partout les fenêtres,
de peur que les carreaux n'éclatassent. Mentionnons encore qu'on a pas même pu empêcher
le peuple, avec des batons et des cannes, de pénétrer dans la salle où devait avoir
lieu le repas, et où quelques centaines de personnes trouvèrent accès. Si nos sièges
n'avaient pas eu de dossier, il nous aurait été impossible d'y tenir; les femmes, ainsi
que les enfants, s'y trouvaient en masse, car on ne leur avait pas réservé de place
autour de la table. Comme on voulait passer à ceux qui étaient placés un peu loin
quelque peu du dessert, ceux qui nous entouraient le leur prirent de force. A la fin, M.
Beaumont voulut passer une assiette pleine à quelques dames, mais quelques assistants
tombèrent dessus et l'enlevèrent. Dans cette confusion, nous nous sommes tous levés et
avons pu passer à travers la foule dans la chambre à côté. Ensuite les mousquetaires
ont fait quelques exercices dans la cour du tir; c'est là qu'un officier, qu'on a dit
être de Paris, s'est d'abord montré très adroit en agitant plusieurs drapeaux, ensuite
en jetant en l'air un are pour le reprendre avec son épée. Cet exercice a duré
longtemps et ne lui a manqué qu'une fois. Puis nous nous sommes remis dans nos
magnifiques carosses. L'un dans lequel j'étais arrivé avec M. le premier chef de tribu,
était en damas rouge à fleurs; l'autre, qu'il a pris pour rentrer, en damas vert.
Arrivés dans notre logement, M le premier chef de tribu Socin et les deux bourgmestres
Meyer et Maeder de Schaffhouse et moi, M. de Caumont nous a prié de nous promener avec
lui. Je sortis de la ville en compagnie de M. le capitaine de notre logement, de M. le
greffier de Schaffhouse et du susdit de Caumont. Il y avait là un gentilhomme, un des
fourriers du roi, fils unique, dont les parents étaient vieux et malades, qui avait une
envie démesurée de nous voir. Nous vîmes aussi là un très grand jardin avec des
allées, où l'on pouvait passer en voiture, et des étangs avec des carpes, qui, à ce
qu'on disait, avaient plus de 50 ans; en frappant du pied, elles accouraient manger le
pain qu'on leur jetait. [...] Samedi, le 17 octobre, nous avaons reçu des cadeaux à
Troyes; partis le 18, nous avons reçu chacun un grand et beau gobelet. Reconduits à
notre logement, nous fûmes suivis par les acclamations d'une foule moins nombreuse, vu
que c'était un dimanche.
Lazare La Salle de l'Hermine, Récits de voyages, 1681
Nous y entrâmes [à Troyes] par une manière de
fauxbourg pavé, qui a bien demi lieue. Cette longue rue est bordée de cabarets, de
maisons bourgeoises et champêtres. On y voit aussi un monastère de Chartreux sur la
gauche et un couvent de capucins sur la droite. On connoît bien en traversant cette ville
qu'elle est des plus grandes de la France. Outre cette passade, je l'ay un peu parcourue.
J'ai vu la façade de l'Hôtel de ville, qui paroît être un beau bâtiment. J'entrai
dans une église de religieuses qu'on appelle la Madelaine, où je remarquai un jubé ou
tribune fermant le choeur, qui est un apareil de pierres bien hardi; on en jugera par ce
mot de description. C'est un ceintre surbaissé d'environ 25 pieds de largeur, sous lequel
l'ouvrier a formé trois arcades en l'air, toutes percées à jour, dont les retombées
sont à la hauteur des impostes, sans qu'il y ait aucuns piliers pour les soutenir, à la
manière à peu près de ces gros culs de lampe qui servent de clefs au milieu des
vieilles voûtes d'églises à la gotique. Aussi l'ouvrage dont je parle est de cette
espèce d'architecture là, les ornements sans bon goûts et les colifichets y sont à
confusion. Il a été bati par les Anglois, qui ont possédé cette ville de Troyes,
après que Charles VI étant en démence, conduit par le pernicieux conseil de sa femme
Isabeau de Bavière, eut déshérité son fils Charles, dauphin de France, et donné sa
fille [Catherine] et son roïaume à Henri V, roi d'Angleterre. Je rapelle icy la mémoire
de cette mauvaise affaire, parce que ce fut à Troyes même qu'elle fut conclue et signée
le 21 mai 1420.
Je fus ensuite à l'église cathédrale dédiée à Saint Pierre; c'est un grand bâtiment
gotique qui a son portail orné de deux tour quarrées, dont il n'y a que celle qui est à
gauche d'achevée. Le clocher qui s'élève au-dessus de la croisée de l'église, est un
des plus hauts qui se voye en France, il a 150 pieds de hauteur au dessus du toit, la
flèche en fut achevée en 1430, après qu'on eut été 17 ans à la rétablir dans le
tems des mêmes Anglois, ayant été renversée par un orage. L'intérieur de cette
église est vaste et bien éclairé. J'y remarquai grand nombre de tombeaux, entr'autres
ceux de la famille de Choiseul qu'on voit auprès de la porte du choeur du côté de
l'Evangile, leurs statues de marbre blanc sont bien travaillées. Le chapitre est composé
de 40 chanoines. L'évêque est suffrageant de Sens. Il y a quantité d'autres églises
dans Troyes, entre lesquelles sont deux collégiales, six paroisses, l'abbaye de Saint
Loup, un collège de prêtres de l'Oratoire, un couvent de religieux de la Trinité et
plusieurs autres que je n'ay pas visitées.
Troyes est la capitale de la province de Champagne; il y a présidial. Elle est située
sur la rivière de Seine, qui commence à y porter bateau. Les rues en sont belles,
remplies de belles et bonnes boutiques de marchands. On y fait grand trafic de toiles
blanches, sans parler des andouilles de cette ville, qui sont en grande réputation. Les
railleurs disent que les Troyens sont un peu sujets à la lune [d'humeur lunatique], c'est
de quoi je n'assurerai pas; mais ce qui est certain, c'est que Troyes nous a donné de
fameux spéculateurs des éphémérides célestes, et que cette ville fournit tout Paris
et une partie de la France en almanach (ils s'y vendent aujourd'hui encore au kilogramme).
C'est aussi des officines de Troyes que sont sortis une foule d'autres livres populaires,
agrémentés de figures sur bois non moins naïves. Quoiqu'il en soit, il ne faut pas lui
refuser la gloire d'avoir vu naître chez elle un des plus grands papes de l'église,
c'est Urbain IV qui n'étoit cependant que le fils d'un savetier. Son seul mérite lui fit
avoir d'abord la dignité d'archidiacre de Liège, puis celle d'évêque de Verdun, et de
patriarche de Jerusalem, et l'éleva enfin jusques sur le siège de Saint Pierre le 29
août 1261. Ce fut lui qui institua en 1264 la fête du Saint Sacrement, le jeudi d'après
la Trinité, avec les processions solennelles, et l'office particulier composé par Saint
Thomas d'Aquin. Après ce grand pontife, il ne faut pas oublier de parler de deux des plus
grands maîtres que nous ayons eu en France pour le dessin, qui sont Pierre Mignard,
premier peintre du Roi, et François Girardon, excellent sculpteur, l'un et l'autre natifs
de Troyes.
Nouveaux Voyages, de Claude Marin Saugrin, 1720
Troyes est la ville capitale de toute
la Champagne : elle est grande, belle, bien située, et assez connue à cause de son
trafic, et de ses manufactures qui se répandent dans tout le royaume. Elle est assise sur
la rivière de Seine, dans une belle pleine fort cultivée et fort agréable. En entrant
dans Troyes on est surpris de la grandeur de ses rues et du nombre de ses habitants, par
rapport aux villes ordinaires.
L'Eglise Cathédrale dédiée à Saint Pierre, est magnifique dans son gothique, tant en
dehors qu'en dedans. Son Portail est orné de figures et de bas releifs tres estimez.
Trois grandes portes en font la façade au dessus de laquelle s'élève une grosse
tour quarrée, qui renferme l'une des plus grosses cloches de France. Dans l'Eglise il y a
plusieurs tombeaux remarquables; entr'autres deux du tour du Choeur. On y voit aussi le
corps de Ste Hélène, si bien conservé qu'il paroît tout frais.
L'abbaye de Saint Loup n'est pas éloignée de la Cathédrale : le chef de Saint Loup
Evêque de Troyes, s'y voit dans une chasse toute couverte de riches pierreries. Il faut
voir aussi la Collégiale de Saint Etienne, et le grand prieuré de Champagne, commanderie
de Malthe. Les autres Eglises remarquables sont les Carmélites, dont le grand autel fait
le plus bel ornement, les Chartreux et les Capucins, l'Abbaye des Filles de Notre Dame et
la Collégiale de Saint Urbain. Cette dernière est la plus belle Eglise après celle de
Saint Pierre ; elle dépend, ainsi que celle de St Etienne, immédiatement du Saint
Siège. Les Cordeliers et les Pères de l'Oratoire sont aussi à voir, de même que les
Jacobins, les Mathurins et l'Eglise de la Madelène, qui a une tour dont la hauteur est
remarquable.
L'Hôtel de ville est très bien bâti, sur un dessein de bon goût et encore mieux
exécuté; c'est un grand corps de logis, accompagné de deux aîles. Sur la porte est la
statue pédestre de Louis XIV, en marbre blanc; c'est un ouvrage du fameux Girardon, qui
étoit natif de cette ville, à qui il a fait présent de cette belle pièce ; cette
statue, plus grande que le naturel, est accompagnée de plusieurs autres ornements et
attributs du même Girardon. Les Promenades de Troyes sont fort agréables,
particulièrement vers le Mail, qui est sur les Remparts de la ville, entre deux rangées
d'arbres. Le commerce de Troyes consiste principalement en Draps, Quincaillerie, Mercerie,
etc dont il s'y fait un grand trafic.
Jean Baptiste MOREAU, récits de voyages sur les routes de France et d'Europe, 181?
Troyes est assez grande avec de beaux monuments
parmi lesquels se distingue la cathédrale.
C'est un important édifice avec un clocher haut de deux cents pieds et orné de belles
sculptures. Je suis monté plusieurs fois en haut de ce clocher d'où l'on voit très bien
la ville et les environs sur une grande distance.
La plus grande place de la ville est celle où, tous les samedis, se tient le marché au
grain. En contrebas se trouve une place plus petite entourée de beaux bâtiments.
Plus bas encore il y a l'Hôtel de Ville, grand et bien construit, l'hôpital avec une gille en fer forgé qui est un chef d'uvre d'artistes, est dans la même rue. Troyes abrite de grandes boucheries renommées et dans lesquelles les mouches ne pénètrent pas. Les gens simples disent qu'elles ont été excommuniées par Saint Loup, l'évêque de la Ville. Pour ma part, je crois que, les boucheries débouchant sur deux rues, un courant d'air se crée et empêche ainsi les mouches de rentrer.
Certaines rues sont larges et belles, par contre d'autres sont étroites et malpropre ; les maisons sont pour la plupart construites en bois. Le mail, ceinturant la ville, offre une belle promenade. La ville est entourée de plaines sauf du côté du midi où le terrain est en pente. La Seine traverse une partie de Troyes puis se divise en plusieurs bras. Le courant actionne des moulins à grain tant dans la ville que dans les environs. Le mur d'enceinte est simple et a une circonférence d'une lieue.
Le commerce est surtout la boutonnerie et celui des
étoffes, laine et toile de coton, fabriquées par les nombreux ateliers locaux.
La région produit du grain, du vin et toute la nourriture nécessaire à la consommation
des habitants.
Georges Bernard Depping, Voyage de Paris à Neuchâtel en Suisse, 1812
La diligence emploie à peu près
vingt deux heures pour se rendre de Paris à cette ville [Troyes] ; nous y entrâmes par
le faubourg de Sainte Savine, qui est très considérable, mais mal bâti. En entrant dans
la ville on est frappé de sa physionomie particulière. Il y a peu de villes dont les
maisons se ressemblent autant entre elles que celles de Troyes ; c'est dans toute la ville
le même style ; des maisons bourgeoises, hautes et étroites, accolées les unes aux
autres, et construites de bois de charpente dont les interstices sont remplies de pierre
ou de plâtre. Le toit se termine en pointe, et sur le devant une saillie en forme d'ogive
en joint les deux bouts ; le rez-de-chaussée est élevé de quelques marches, et un petit
escalier conduit de la rue dans des caves profondes de huit à dix pieds. On voit des
maisons semblables dans le quartier de la Cité à Paris, et dans d'autres villes de
l'ancienne France ; c'était la manière de bâtir de la bourgeoisie commerçante, dans
les quinzième et seizième siècles. Lorsqu'en traversant les rues de Troyes, on entend
le bruit des métiers à tisser, depuis les caves jusqu'aux plus hauts étages, on serait
tenté de prendre la ville pour un grand atelier dont les ouvriers sont répartis dans des
demeures d'une égale structure et convenables à leur état. Les boutiques sont
généralement petites et tristes ; on voit qu'elles ont été faites dans un temps où
les marchands se piquaient plus de fournir de bonnes marchandises et d'avoir un bon renom,
que d'étaler avec élégance.
Troyes a joué autrefois un grand rôle parmi les places de commerce, et on ne voit pas
sans regret son ancien état florissant réduit aux branches peu lucratives dont elle
s'occupe aujourd'hui. Les Comtes de Champagne, en choisissant Troyes pour leur résidence,
y avaient attiré les arts et l'industrie. Il s'y établit des manufactures qui furent
bientôt en relation avec les places de mer, sur-tout avec celles de la Flandre. A
l'exemple des Pays Bas, Troyes se livra aux spéculations mercantiles ; située sur la
route que prenaient les marchandises du levant, lorsque débarquées sur les côtes
méridionales de la France, elles étaient expédiées de là pour le Nord de l'Europe,
elle devint un entrepôt pour les épiceries, les teintureries et autres marchandises, et
il s'y fit même des affaires de change considérables : avantages qu'elle partageait avec
les villes voisines, telles que Provins et Châlons. Elle fit aussi un grand commerce de
transit avec les Pays-Bas, l'Allemagne, les républiques italiennes, la Catalogne et
l'Arragon. Parmi les présens que Jacques, Roi d'Arragon, fit au Soudan d'Egypte, se
trouvaient des draps verts et bleus de Châlons. Dans d'autres actes de commerce catalans,
rapportés par Capmany, il est question de draps de Reims. La ville de Troyes avait des
dépots de cette draperie champenoise. De grandes halles élevées derrière la boucherie,
servaient de magasin de draps aux villes de Douai et de Provins. Les Lombards même
sollicitèrent, à la fin du quatorzième siècle, la permission d'y établir des dépots
de marchandises. Dans les foires qui attiraient les marchands de tous les pays voisins de
la France, il se faisait de grandes affaires de change ; et pendant les dix premiers
jours, la vente et l'achat des marchandises étaient exempts de toutes les impositions
quelconques.
Les guerres intestines de la France et la découverte du Cap de Bonne Espérence,
portèrent un coup irrémédiable à cette ville florissante. ce furent les peuples
maritimes qui attirèrent tout le commerce du levant. L'affluence des marchands étrangers
diminua considérablement, et la source des grandes richesses se détourna pour jamais de
Troyes ; cependant elle conserva encore la considération dont elle avait joui auparavant
en Europe. En 1568, le prince Casimir, Duc de Pologne, ne demanda au Roi de France,
Charles, d'autres garantie pour le paiement des troupes qu'il lui avait fournies,
que celle de la ville de Troyes.
D'ailleurs, n'ayant plus d'épices à vendre les Troyens eurent le bon esprit de faire des
almanachs et des contes bleus, et cette nouvelle branche d'industrie ne laissa pas de
rapporter des sommes considérables. Troyes fut une des trois ou quatre villes d'Europe
qui répandirent par milliers ces contes populaires recueillis il n'y a pas longtemps dans
la Bibliothèque des Romans, et qui sont un vrai phénomène dans la littérature. En
effet aucune espèce de livres n'a eu, dans le monde, le succès de ces contes qui font
les délices de toutes les nations civilisées. Un auteur allemand évalue le nombre des
lecteurs de ces livres, dans chaque génération, à soixante millions. Or, quand on songe
qu'ils circulent en Europe depuis dix siècles, et qu'ils ont toujours été dévorés
avec la même avidité, on conviendra que les autres livres n'ont jamais pu se vanter d'un
succès semblable. (...) La papeterie se releva par cette nouvelle branche d'industrie. A
la fin du quinzieme siècle, le corps des papetiers était très considéré dans cette
ville, comme on le voit par un poëme sur l'entrée solennelle de Charles VIII à Troyes
en 1486. Les principales corporations reçurent le roi en habit de galla. Aussi y
furent de Troyes les papetiers, / En très grant pompe, habillez de migraine, / Et bien
montez sur beaux puissants destriers, / De bardure couverts très belle et saine; / Pout y
venir, laissèrent courir Seine, / Levèrent vannes, delaissant leurs molins ; / Ung
chascun d'eulx grant joie si demaine, /Tous y avaient beaux Pourpoins de satin.
Ce passage prouve qu'on faisait alors, à Troyes, beaucoup de papiers et de très
mauvais vers. La bibliothèque bleue, partagée ensuite entre tous les imprimeurs de
France, ne put enrichir Troyes. La ville fut reprise par les Anglais, et reprise par
Charles VII. Sous François Ier, elle devint place de guerre. Dans la suite elle embrassa
le parti de la Ligue. Toutes ces circonstances ne furent pas propres à relever son
commerce ; cependant l'industrie des habitants survécut à leurs infortunes, elle
continua d'entretenir des manufactures, et encore aujourd'hui les deux tiers de la
population de Troyes vivent de la fabrication des bas, des bonnets, des futaines, des
molletons et des cuirs. (...)
La classe
ouvrière excite la pitié, étant fréquemment attaquée de maladies scrophuleuses qui,
malheureusement, se propagent de père en fils : c'est surtout dans le quartier bas (la
plus ancienne partie de la ville) et dans les faubourgs qu'on peut faire cette remarque ;
on y aperçoit beaucoup de visages blêmes et maladifs. Un médecin de la ville m'a dit
qu'il guérissait les enfants, en les soumettant, dans une campagne bien ouverte, à un
régime anti-scrophuleux très sévère ; mais que les enfants créés ensuite par les
personnes guéries, étaient affectés des mêmes maladies. Deux causes principales
produisent ce triste effet : l'humidité des caves, et les exhalaisons des canaux. (...)
Cette ville est traversée par plusieurs canaux de la Seine, très étroits, qui n'ont
point d'air, et sur les bords desquels sont bâties des maisons et des lavoirs. Les
ouvriers qui ont besoin d'eau, tels que les teinturiers, les tanneurs et les cardeurs de
laine, occupent des maisons derrière lesquelles passe un canal ; tous les déchets et
toutes les immondices s'accumulent dans ces cloaques infects. On ne peut passer sur les
petits ponts qu'on rencontre de distance en distance, sans avoir le coeur soulevé à la
vue de ces égouts qui sont presque couverts des maisons de bois qui les bordent. Ainsi
pour extirper les maux héréditaires des ouvriers, il faudrait supprimer les canaux,
faire travailler le peuple dans des endroits bien aérés, et l'accoutumer à des aliments
sains et nourrissans. Sans ces remèdes, on verra toujours dans cette ville le spectacle
hideux d'un peuple languissant et succombant à la maladie qui mine sa constitution. (...)
Quant au caractère des Troyens, un de leurs compatriotes, M. Grosley, le peint de la
manière suivante. Le vrai Troyen est franc, peu souple, arrêté dans ses sentiments,
opiniâtre dans ses desseins et dans ses goûts. Son esprit, plus ingénu que délié,
moins brillant que solide, est capable de tout ce qui demande une certaine application ;
naïf, aisé, sans apprêt dans le commerce de la société, il aime la plaisanterie, la
raillerie et les plaisirs bruyans. Son oeil, souvent ouvert sur les défauts et sur les
ridicules des autres, ne s'offense que de la fatuité. Plein de mépris pour les
complimens, qui sont à ses yeux l'affiche de la fausseté ; détestant également la
bassesse et la fierté, il souffre la gène avec impatience ; il est aussi peu fait pour
la servitude que pour la galanterie et la fleurette. Ami obligent, ennemi peu dangereux,
il va de soi même au devant de la réconciliation. Econome, attentif à ses intérêts,
il sait allier le faste même avec l'économie. Capable de travaux, de soins,
d'attentions, de détails, il redoute le travail continu ; il en est éloigné par une
certaine molesse d'âme qui le ramène au travail par l'ennui. En général, il est moins
propre à acquérir qu'à conserver. (...) Un des plus grands défauts, un des
desavantages réels de ce caractère, c'est que, par la force de ce même caractère, un
Troyen qui a le malheur d'être sot, l'est plus qu'un autre, et il l'est à perpétuité.
(...)
Victor Hugo - Album de voyages, 1839
Le 8 juin 1832, Claude Gueux, détenu de la prison de Clairvaux, est guillotiné sur la place du Vieux Marché (actuelle place de la Bourse) à Troyes. Cette exécution inspira à Victor Hugo l'un de ses plaidoyers contre la peine de mort, "Claude Gueux", nouvelle qu'il publia en 1834. Ce n'est qu'en 1839 que, de retour d'un voyage dans le Sud de la France, Victor Hugo fait une halte à Troyes, logeant à l'Hôtel du Commerce, visite qu'il consigne dans l'un de ses albums de voyage.
« On avait choisi ce jour-là pour
l'exécution, parce que c'était jour de marché, afin qu'il y eût le plus de regards
possible sur son passage ; car il paraît qu'il y a encore en France des bourgades à demi
sauvages où, quand la société tue homme, elle s'en vante.
Il monta sur l'échafaud gravement, l'il toujours fixé sur le gibet du Christ.
Il voulut embrasser le prêtre, puis le bourreau, remerciant l'un, pardonnant l'autre. Le
bourreau le repoussa doucement, dit une relation.
Au moment où l'aide le liait sur la hideuse mécanique, il fit signe au prêtre de
prendre la pièce de cinq francs qu'il avait dans sa main droite, et lui dit :
- Pour les pauvres.
Comme huit heures sonnaient en ce moment, le bruit du beffroi de l'horloge couvrit sa
voix, et le confesseur lui répondit qu'il n'entendait pas. Claude attendit l'intervalle
de deux coups et répéta avec douceur :
- Pour les pauvres.
Le huitième coup n'était pas encore sonné que cette noble et intelligente tête était
tombée.
Admirable effet des exécutions publiques ! ce jour-là même, la machine était encore
debout au milieu d'eux et pas lavée, les gens du marché s'ameutèrent pour une question
de tarif et faillirent massacrer un employé de l'octroi, le doux peuple que vous font ces
lois-là !
Nous avons cru devoir raconter en détail l'histoire de Claude Gueux, parce que, selon
nous, tous les paragraphes de cette histoire pourraient servir de têtes de chapitre au
livre où serait résolu le grand problème du peuple au dix-neuvième siècle. »
Extrait de "Claude Gueux".
« Troyes, 22 octobre 1839
J'ai voulu voir le lieu où a été exécuté Claude Gueux. Un enfant m'a conduit au Vieux
Marché qu'ils appellent maintenant la Halle au Blé. C'est une place triangulaire
ajustée à l'extrémité d'une longue rue comme le fer d'une pertuisane au bout de la
hampe. Cette forme triangulaire éveille l'idée hideuse du couperet et j'ai déjà
observé que le hasard l'a donné à plusieurs places fatales. La place du Vieux Marché
est en pente, pavée de grès comme les rues de Paris, égayée de boutiques, entourée
d'anciennes maisons à pignons pointus et à toits en abat-vent, obstruée à son milieu
par une grande vielle baraque en bois d'un aspect horrible à l'un des côtés de laquelle
s'appuie un vieux puit banal orné de cannelures torses. C'est devant cette baraque qu'on
a dressé l'échafaud de Claude Gueux et qu'on le dresse encore pour d'autreschaque fois
que la loi commet ses meurtres à Troyes. De là le condamné peut distinguer sur la
façade méridionale du Vieux Marché une figure de Saint Nicolas sculptée dans les
solives d'une maison du quinzième siècle. A l'époque où Claude Gueux fut exécuté, en
se retournat il pouvait voir l'église même de Saint Nicolas dont l'abside gothique
occupe un des bouts du côté occidental de la place. Cette église est masquée
aujourd'hui par une grande vilaine halle au blétoute blanche, dans le goût officiel d'à
présent, qu on a bâtie il y a deux ans et qui donne au Vieux Marché son nouveau nom.
Le jour tombait, je suis entré dans l'église, elle était pleine de ténèbres, une lampe éclairait deux ou trois arches énormes que l'ombre revenait dévorer à chaque balancement de la petite flamme perdue dans la grande nef. Au dessus de ma tête, au fond de l'église, la lueur crépusculaire changeait les vitraux de l'abside en spectres blafards ; deux ou trois vieilles femmes, le visage enfoui sous leur cagoule, priaient dans un coin sombre ; je me suis accoudé près de l'autel sur une balustrade qui porte le reliquaire doré de Sainte Pompée, et j'ai fait comme elles.
Quand je suis sorti de l'église, il était nuit close ; le ciel était brumeux, la sphère de la lune apparaissait vaguement dans les nuages, je suis retourné près de la vieille baraque à l'endroit lugubre où s'appuient les quatre pieds de l'échafaud ; là, j'ai songé longtemps à ce pauvre ouvrier intelligent et noble mort il y a sept ans en ce même lieu parla faute de la société qui ne sait ni élever l'enfant ni corriger l'homme. Une large forge béante allumée dans un rez de chaussée à ma droite, illuminait confusément toute la place et jetait une clarté rougeâtre sur ce pavé sur ce pavé sinistre. J'ai fait quelques pas pour m'éloigner, et en m'en allant un mélange de lune et de reflet de forge m'a montré au coin d'une rue qui débouche sur le Vieux Marché cet écriteau : rue des Trois Têtes. »
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